--- type: concept aliases: [] tags: - article-en-cours domaine: auteur_principal: MatthieuG date_origine: 24/12/2025 maturity: arbre --- --- **Strate 2 : "Être avec - S'insérer dans la mélodie du monde"** [[Reconnaître ce qui relie|Partie 1 : Reconnaître ce qui relie]] | [[Cultiver la confiance|Partie 2 : Cultiver la confiance]] | [[Danser avec le monde|Partie 3 : Danser avec le monde]] ⬅︎ [[L'attention incarnée-premier geste|Strate 1 : L'attention incarnée-premier geste]] --- **Fondations théoriques** Les sections qui suivent s'appuient sur deux corpus de recherche complémentaires : 1. Hubert Godard - Geste, perception et pré-mouvement Danseur, praticien de Rolfing et chercheur, Hubert Godard a développé une approche du geste qui articule biomécanique, neurophysiologie et phénoménologie. Sa théorie du "geste" et du "pré-mouvement" (organisation tonique "non consciente" qui précède tout geste volontaire) est centrale pour comprendre comment l'attention structure la motricité. 2. Ecological Dynamics - Davids, Chow, Araújo Courant de recherche en sciences du mouvement qui articule l'approche écologique (Gibson) avec les systèmes dynamiques non-linéaires (Kugler, Kelso). L'apprentissage y est conçu comme exploration contrainte d'un paysage de solutions possibles, où émergent des attracteurs fonctionnels. Dans le premier geste, nous avons proposé un déplacement radical : l'attention n'est pas un projecteur mental dirigé par un observateur central, mais un **processus d'accordage** multimodal et distribué. —> Si vous êtes perdus après cette phrase un peu longue, je vous propose, si vous ne l’avez pas fait, de lire le premier geste, ou de faire confiance au déploiement pour tenter un nouvel arpentage. On poursuit ? À travers la métaphore des chauves-souris et de leurs sonars multiples, nous avons exploré comment notre perception émerge de l'**interférence** de multiples sources sensorielles qui se modulent mutuellement : la perception est toujours multimodale. Dans cette perspective, dire que l’attention n’est pas "dans notre tête" ne nie pas l’activité cérébrale, mais refuse le modèle internaliste d’un observateur central. Le cerveau, loin d'être un chef d'orchestre centralisateur, y apparaît comme une **structure résonnante** parmi d'autres - fascias, tonus, organes sensoriels. Il **pondère** (amplifie certaines informations, en atténue d'autres) mais ne commande pas depuis un poste de contrôle isolé. Cette **pondération** émerge elle-même du **couplage dynamique** entre corps et environnement, dans une co-détermination structure/fonction où la planche (le corps) se transforme au fil des accordages. \ Là encore si vous êtes perdus je vous propose un petit détour par le premier geste.[[L'attention incarnée-premier geste]] Nous avons vu que cette perspective a des conséquences profondes : la **subjectivation** devient un processus émergent plutôt qu'une donnée fixe ("the relationship is the binding agent of not yet"), et **l'apprentissage** se déploie comme création de conditions de couplage plutôt que transmission d'information. Nous arrivons au bout de ce retour sur expérience de ce premier geste, pour évoquer le fait que nous avions laissé en suspens une question historique et critique : **d'où viennent ces métaphores visuelles** (projecteur, filtre, zoom, cadre) qui dominent encore notre pensée ? Et surtout : **pourquoi est-il si difficile de s'en défaire** ? --- ### **B. Camera obscura - Le modèle fondateur** **Descartes et la chambre noire** Nous devons à Descartes cette merveilleuse intuition. N’oublions pas que Descartes était un homme de son temps et que cet imaginaire présentait une affordance parfaite, un attracteur irrésistible - De la même façon, nous utilisons aujourd’hui le modèle de tenségrité pour décrire le rôle des fascias. L'analogie entre l'œil et la **camera obscura** (chambre noire) domine la pensée occidentale sur la perception depuis _La Dioptrique_ (1637) de Descartes. Il est encore enseigné dans les collèges (2025), j’en veux pour preuve les cours de science de mon fils. Je suis certain que vous connaissez cette image qui semble être finalement une description assez fidèle de l’expérience que nous faisons du monde aujourd’hui. Dans ce texte fondateur, Descartes compare explicitement l'œil à une chambre noire où les images du monde extérieur viendraient **s'imprimer** sur la rétine, comme sur un écran. Intéressons-nous un instant à la **Structure du modèle :** - Le monde extérieur émet ou réfléchit de la lumière - Cette lumière **entre** par un orifice (la pupille) - Elle se **projette** sur une surface réceptrice (la rétine) - Un observateur interne (l'âme, l'esprit, l'_homunculus_, le cerveau ou une aire du cerveau aujourd’hui) **contemple** cette image Il faut bien _voir_ que ce modèle n’est pas qu'une analogie pédagogique innocente. Il structure **ontologiquement** notre conception de ce qu'est percevoir et ainsi notre rapport au monde : **1. En Premier, une séparation radicale dedans/dehors** La camera obscura présuppose une **frontière étanche** entre l'intérieur (où je suis, où l'image apparaît) et l'extérieur (le monde qui se projette). La perception devient un processus de **représentation** : le monde "là-bas" se re-présente "ici" sous forme d'image mentale. Nous avons un magnifiques exemple de cette conception de la perception dans l’animé « Vice et versa ». —-> **Conséquence directe :** Le corps est **enveloppe** - une chambre qui contient le vrai moi (l'âme qui observe) et la peau est la paroi de la camera obscura. Le monde et moi sommes fondamentalement **séparés**. **2. Passivité perceptive** Dans ce modèle, l'œil/cerveau est **récepteur passif** d'informations qui viennent de l'extérieur. Suivons cette brillante idée : - La lumière "entre" --> l’image "se forme" —> l'esprit "contemple". Aucune activité du percevant n'est nécessaire - si ce n'est "ouvrir les yeux". **Conséquence mais qui est un impensé en occident jusqu’à aujourd’hui :** Toute la **motricité** inhérente à la perception disparaît. Les mouvements oculaires (saccades, poursuite, accommodation), l'exploration active, les ajustements posturaux qui soutiennent le regard - tout cela devient **invisible**, relégué au rang de "préparation" à la vraie perception (qui serait passive). Là encore, de magnifiques exemples de cette perspective, nous sont donnés dans le film le Baron de Münchhausen de Terry Gilliam (1987).Les scènes qui apposent corps et têtes du roi et de la reine de la lune sont délicieuse. **3. Centralisation et homunculus** jusqu’à l’absurde. Si une image se forme dans l'œil, **qui la regarde** ? Descartes répond : l'âme, située dans la glande pinéale. Mais cela crée une **régression infinie** : si l'âme regarde une image, n'y a-t-il pas une autre âme qui regarde l'âme qui regarde ? L'_homunculus_ (petit homme dans la tête) devient inévitablement absurde. Je ne résiste pas cette fois à orienter votre regard sur Men in Black et le petit Alien qui pilote sa « machine-humaine » depuis son poste de commande intra-crânien - dispositif comique qui, tout en se moquant de l'homunculus, en reconduit l'imaginaire. **Conséquence sérieuse:** Toute l'information doit **converger** vers un point central d'observation et de pilotage, niant par la même : - la **distribution** de la perception dans l'ensemble du corps (proprioception, toucher, équilibre, viscères). Malheureusement, la camera obscura ne reste pas confinée aux traités d'optique. Elle devient le modèle même de la connaissance à l'âge classique. Dès le XVe siècle, avec l'invention de la perspective linéaire en peinture (Brunelleschi, Alberti), le monde commence à s'organiser depuis un point de vue unique - celui de l'œil immobile qui projette l'espace sur un plan. ➫ **Toutes les lignes convergent vers ce point de fuite**, lieu géométrique de l'observateur absent qui structure la scène sans y apparaître. - Il faudra attendre Poincaré après cela pour lier explicitement géométrie et déplacements corporels dans L'Espace et ses trois dimensions (1895) : > « Ainsi se trouve définie, grâce à cette réciprocité, une classe particulière de phénomènes que nous appelons déplacements. Ce sont les lois de ces déplacements qui font l’objet de la géométrie. » > ​ > Autrement dit, Poincaré distingue changements externes (objets) et changements internes (sensations musculaires du corps). La géométrie naît de leur corrélation réciproque : un déplacement corporel corrige un changement externe → forme l'espace. « Nous remarquons que certains changements de chacune de ces catégories peuvent être corrigés par un changement corrélatif de l’autre catégorie. ». Et attendre encore un siècle, pour laisser les enfants jeter des objets et s’émerveiller du fait qu’ils tombent indéfiniment -à la condition qu’un adulte veuille bien leur redonner-. Expérimentation désormais indispensable à leur compréhension des mathématique avancés, conditionnant rétroactivement leur admission à Harvard (le diable se cache définitivement dans les détails). Mais revenons à la renaissance et à notre affaire sérieuse. Le cerveau et le système nerveux deviennent centraux, maitre marionnettiste qui tire les ficelles (d'où l’obsession soudaine pour l'anatomie, notamment musculaire) pour permettre à son automate animé de parcourir, cartographier et « dominer » le globe. Car cette logique perspectiviste ne reste pas dans l'atelier du peintre. Elle informe la cartographie moderne : le monde devient surface à mesurer, à quadriller, à représenter depuis le point de vue de nulle part (Thomas Nagel) - ou, depuis le point de vue du colonisateur européen qui déploie son filet de coordonnées sur l'ensemble du globe. La carte n'est pas neutre : elle incorpore l'imaginaire de l'observateur séparé, surplombant, qui possède le monde par la représentation qu'il s’en fait et en donne (et enseigne avec plus ou moins soucis du consentement). > De Mercator (1569) aux systèmes GPS contemporains, la même structure persiste : un sujet extérieur au monde, qui le regarde depuis une position privilégiée (le point de fuite, le satellite, le "nulle part" mathématique), et qui le transforme en image manipulable. > Le monde devient tableau, carte, écran - toujours à distance, toujours projeté devant un œil qui ne participe pas à ce qu'il voit. > L'imaginaire de la camera obscura s'est mondialisé. Il a façonné non seulement notre manière de percevoir, mais notre manière d'habiter (ou plutôt, de ne plus habiter) la Terre (Abram 1996). **Éclaircissement** : ce survol n’est pas exhaustif. Il permet de tracer une ligne de force qui met en tension un nouvel assemblage et, de faire droit aux nombreuses critiques qui ont travaillé le modèle. **Persistance malgré les critiques** Depuis Berkeley (_Essay Towards a New Theory of Vision_, 1709), ce modèle a été critiqué sans relâche : - **Berkeley** : La vision ne donne pas directement la distance - elle nécessite l'apprentissage par le toucher et le mouvement - **Bergson** (_Matière et Mémoire_, 1896) : La perception est **sélection** en vue de l'action, non contemplation passive - **Merleau-Ponty** (_Phénoménologie de la perception_, 1945) : "Mon corps n'est pas dans l'espace comme les choses, il habite l'espace" - **Gibson** (_The Ecological Approach_, 1979) : La perception est **directe** (nous percevons des affordances) et **active** (exploration) - **Varela, Thompson & Rosch** (_L'inscription corporelle de l'esprit_, 1991) : Critique radicale du représentationnel - la cognition est **énaction** Et pourtant, nous sommes obligés de reconnaître que le modèle **persiste** : - En neurosciences : Cartes rétinotopiques (le cerveau "projette" le monde) - En psychologie cognitive : "Traitement de l'information" (input → processing → output) - En IA/vision artificielle : Caméras + algorithmes de traitement d'image Pourquoi cette persistance ? Parce que ce n'est pas qu'un **modèle théorique** - c'est un **imaginaire incarné** au service de dynamiques de domination. --- ### **C. Mauss - Les imaginaires s'incorporent** Les imaginaires (comme la camera obscura) ne restent pas "dans la tête" comme représentations intellectuelles. Ils façonnent nos **techniques du corps**, c'est-à-dire nos manières concrètes de bouger, percevoir, être-au-monde. Cet imaginaire n’a pas surgit ex nihilo, il était déjà disponible dans l’imaginaire de l’époque et a pris corps dans l’appareillage technologique qui l’a incarné. **Marcel Mauss et les techniques du corps** Dans son célèbre texte _Les techniques du corps_ (1934), Marcel Mauss montre que même les gestes les plus "naturels" - marcher, nager, s'asseoir, dormir - sont **culturellement appris**. Il n'y a pas UNE façon universelle de marcher, mais des **styles** culturels incorporés dès l'enfance. **Citation centrale :** "Pour tout observateur du dehors, l'homme est un complexus de gestes. Nous appelons gestes tous les mouvements qui s'exécutent dans le composé humain. Visibles ou invisibles, macroscopiques ou microscopiques, poussés ou esquissés, conscients ou inconscients, volontaires ou involontaires, ces gestes n'en accusent pas moins la même nature essentiellement **motrice**." Mauss insiste : ces techniques ne sont pas **innées**. Elles sont **transmises** par l'éducation, l'imitation, l'entraînement. Et dans cette transmission, des **imaginaires** s'incorporent. **Exemple classique - La nage :** que nous avons déjà utilisé ici, ailleurs. Mauss raconte comment, jeune homme, on lui enseignait à nager en **avalant de l'eau** puis en la **recrachant** (technique du début XXe siècle). Aujourd'hui, on enseigne à garder la tête dans l'eau et respirer sur le côté. Pourquoi ce changement ? Parce que l'**imaginaire du corps** a changé : - **Avant** : Le corps devait rester **vertical** même dans l'eau (imaginaire de la dignité humaine = posture dressée) mais aussi adossé à la technologie de l’époque, le bateau à vapeur. - **Après** : Le corps peut devenir **horizontal**, s'aligner avec l'élément (imaginaire hydrodynamique) **L'imaginaire façonne le geste, qui incorpore l'imaginaire.** **Application à la camera obscura :** **Quelle motricité produit l'imaginaire "camera obscura" ?** Si je crois (même implicitement) que percevoir = recevoir passivement des images projetées sur un écran interne, alors : **1. Ma posture tend vers l'immobilité** - Le mouvement devient **perturbation** de la perception (il faut être stable pour voir clair) - → Rigidification posturale, fixation du regard **2. Mon attention se focalise étroitement sur mon intériorité** - Non seulement, l’écran interne a une surface limitée - Je ne peux "voir" qu'une chose à la fois (spotlight attention) - → Tunnel attentionnel, difficulté à percevoir simultanément plusieurs dimensions (métaphore reprise à l’écoeurement aujourd’hui dans ces fameux site, qui après un processus plus ou moins long, vous conduit inévitablement à un geste de subordination… le merveilleux tunnel de vente) **3. Mon corps se divise** - Il y a "moi" (l'observateur dans la chambre noire) et "mon corps" (l'enveloppe, l'instrument optique) - Je **possède** un corps plutôt que je **suis** un corps - → Dissociation, distance vis-à-vis de mon propre vécu somatique - et je dois me retourner sur cet espace obscur et en extraire des informations - matière première plus ou moins profondément enfouie par des mécanismes occultants. **Ce ne sont pas des "erreurs de pensée" - ce sont des patterns moteurs incorporés**, transmis par notre culture visuo-centrée. **Et l'imaginaire "résonance" ?** Explorons maintenant quel rapport produit l'imaginaire résonance/sonars multiples. Si je conçois que percevoir = résonner avec des patterns d'interférence multiples, alors : **1. Ma posture tend vers la fluidité** - Percevoir = **vibrer avec** (pas recevoir passivement) - Le mouvement **enrichit** la perception (il fait varier les patterns d'interférence) - → Tonus modulable, micro-ajustements constants **2. Mon attention s'élargit** - Pas un écran limité mais un **champ** de résonance - Je peux sentir simultanément plusieurs dimensions (multimodalité) - → Attention diffuse-focale, capable de basculer **3. Mon présence s'unifie** - Pas de division observateur/observé - Je **suis** le processus de résonance - → Intégration, habitation de mon propre devenir **Ces nouvelles techniques du corps ne s'apprennent pas seulement intellectuellement - elles demandent un entraînement**, une incorporation progressive de ce nouvel imaginaire. **Dans le geste 1 nous avions fini, suspendu sur quelques questions concernant l'apprentissage :** Pour rappel : si l’apprentissage n'est pas transmission d'information mais création de conditions de couplage ? À quoi pourrait ressembler une classe ? Un.e professeur.euse ? Quelle serait la nature de ses déplacements ? Comment **développe-t-on** ces nouvelles techniques du corps ? C'est la question pédagogique centrale qui s'ouvre maintenant. ## **Section 2 : Reconnaître des invariants en couplage avec le milieu** Si l'attention n'est pas un projecteur qui extrait des informations d'un monde préexistant, mais un processus d'accordage qui fait émerger un monde de pertinences (sensing), alors **l'apprentissage** ne peut plus être conçu comme extraction et stockage de données. Il devient autre chose - de plus subtil et, paradoxalement, de plus fondamental. --- ### **Ce que l'apprentissage n'est pas** Le modèle dominant - celui qui découle directement de l'imaginaire camera obscura - conçoit l'apprentissage comme un processus en trois temps : **1. Extraction** : Le monde contient des informations objectives (des "données") **2. Intériorisation** : Le sujet les perçoit, les comprend, les mémorise **3. Application** : Il les ressort au moment opportun pour agir "correctement" Ce modèle présuppose que : - Les informations existent **indépendamment** du couplage (elles sont "là", attendant d'être cueillies) - Le sujet et le monde sont **séparés** (l'un observe, l'autre est observé) - Apprendre = accumuler un **stock** de représentations mentales **Mais si le monde n'est pas une collection d'objets neutres, si la perception émerge du couplage, alors ce modèle ne tient plus.** Ce qui est appris n'est pas "dans" le monde (à extraire) ni "dans" la tête (à construire) - **c'est la relation elle-même qui devient disponible.** *À bien y regarder, Nous avons là, les trois piliers du modèle de l’école républicaine. C’est sur ce postulat, que s’est développée l’organisation des espaces, et les chorégraphies relationnelles, sensés favoriser la transmission des savoirs. Un professeur *central* (même si les estrades se font rares de nos jours) qui transmet des informations et corrige au moyen de système d’évaluation la capacité des élèves (récalcitrants) à ingérer les connaissances et à les redistribuer dans un contexte élargi. Le tout, dans une ambiance affective, exigeant immobilité des corps et silence disciplinaire, indispensables à la transmission d’informations non bruitées et au développement de la capacité intellectuelle.* --- ### **Invariants relationnels : ce qui émerge du couplage** Reprenons l'intuition de James Gibson : nous ne percevons pas des "objets avec des propriétés", nous percevons des **affordances** - c'est-à-dire des possibilités d'action qui émergent de la relation entre nos capacités corporelles et les configurations du milieu. Une chaise n'est pas "un objet de 45cm de haut avec quatre pieds" - c'est **ce-sur-quoi-je-peux-m'asseoir**. Cette "assisabilité" n'existe ni dans la chaise seule (une fourmi ne la perçoit pas ainsi) ni dans mon corps seul (sans support, je ne peux pas m'asseoir) - elle **émerge de leur couplage**. **De même, apprendre n'est pas découvrir des propriétés du monde, mais reconnaître des invariants qui émergent de ce couplage.** Un **invariant**, au sens de Bernstein et plus tard de l'approche écologique, est une **régularité relationnelle** qui se stabilise dans la pratique. Ce n'est pas une "règle" abstraite ni une "forme correcte" à reproduire - c'est quelque chose qui **tient**, qui **fonctionne**, qui permet au geste de s'insérer dans la mélodie du monde. Reprenons l’exemple de la balle que je trouve parfaitement adapté. Si vous l’avez lu précédemment, vous pouvez vous rendre directement un peu plus bas. **Prenez l'exemple simple d'attraper une balle lancée vers vous.** Votre cerveau n'a pas le temps de calculer la trajectoire parabolique (position, vitesse, accélération gravitationnelle...). Et pourtant, vous attrapez la balle sans y penser (enfin la plupart d'entre nous, la plupart du temps). **Comment ?** Par une heuristique simple (découverte par Michael McBeath) : **courir de manière à maintenir l'angle de regard vers la balle constant.** Si l'angle monte → avancez Si l'angle descend → reculez Maintenez-le stable → vous convergerez vers le point d'interception **Mais** : Cette stratégie **n'est valable que sur Terre**, avec notre gravité (9,81 m/s²). Sur la Lune (gravité 6× plus faible), vous arriveriez trop tôt. En apesanteur, vous rateriez complètement. **Votre cerveau a internalisé l'accélération gravitationnelle terrestre comme un invariant implicite.** Les astronautes doivent **recalibrer** pendant plusieurs jours. Et au retour sur Terre, nouveau recalibrage : ils lâchent des objets en s'attendant qu'ils flottent. Nous apprenons sans aucun doute à attraper une balle, non pas parce que nous avons _extrait_ la bonne technique, mais développé une confiance dans certains couplages qui, pour nous fonctionnent . Dans le modèle de Bernstein, cet invariant va permettre de « stabiliser » les degrés de liberté. De quoi parle t-il ? À qui reconnait-on un expert pour Bernstein ? À la capacité de reproduire un geste - dans des conditions variées (terrains, adversaires, conditions météo, état corporel et émotionnel changeant) - et au sein de cet indéterminé (variabilité) à extrait les invariants les plus pertinents pour _renforcer_ le couplage. Autrement dit, l’expert est celui qui (au sein même de sa motricité) conserve le plus de degré de liberté (= le minimum de tension) afin que tout puisse s’ajuster avec le moins d’effort sur l’invariant. **L’organisation est entièrement conférée à la relation et au couplage à l’environnement.\*\***Ce que j’appelle à la périphérie.\*\* — ### **L'Umwelt : un monde de pertinences opératoires** Varela, reprenant von Uexküll, appelle **Umwelt** le monde tel qu'il émerge pour un organisme donné à travers ce couplage avec l'environnement. Ce n'est pas "le monde objectif" (qui serait le même pour tous), mais un **monde de significations pertinentes** pour cet organisme. Pour la tique (exemple célèbre d'Uexküll, repris délicieusement par Deleuze), le monde se réduit à trois dimensions : - Odeur d'acide butyrique (= mammifère à proximité) - Température de ~37°C (= peau) - Texture de poils (= moment de mordre) **Rien d'autre n'existe** dans l'Umwelt de la tique. Pas de couleurs, pas de formes, pas de sons - seulement ces trois invariants relationnels qui lui permettent de vivre (c'est-à-dire : se nourrir, se reproduire). Nous avons là une intéressante hypothèse sur la « gestosphère » de la tique. **Pour l'humain qui apprend**, l'Umwelt s'enrichit progressivement : de nouvelles dimensions du monde deviennent **pertinentes**, c'est-à-dire **disponibles à l'attention** parce qu'elles participent à des couplages fonctionnels. **prenons l’exemple d’un grimpeur débutant vs expert :** **Le grimpeur débutant** (_Umwelt restreint_) : - **Perçoit** : la prise la plus proche et une motricité réduite à cette dernière. Le regard et les extrémités sont saisies dans les prises et les degrés de liberté réduits dans l’effort de **tenir** et **monter**; **tirer** et au mieux **pousser**. - Il ne perçoit pas encore : La texture du support, les micro-variations de la paroi, les nombreuses possibilités de mouvements qu’invitent (affordent) ses quelques points d’appuis. Les endroits qui permettent le repos. **Pour l’expert** (_Umwelt enrichi_) : - Toutes ces dimensions sont devenues **pertinentes** - non pas parce qu'il a "appris à y faire attention" (effort volontaire), mais parce qu'elles participent désormais à des couplages stables - Il **reconnaît** des invariants fins : « cette prise me permet de m’y repousser, de m’y reposer. Et elle participe d’un assemblage plus large, une voie » Car l’expert possède le **pouvoir** de _lire_ les voies depuis le sol, sans y être engagé. Il faut donner tout son poids à cette formule : lire les voies. C'est-à-dire déchiffrer une cohérence au sein même de la paroi, des mélodies cinétiques qu'il pourra emprunter. Il y perçoit des détails impossibles à voir "visuellement" depuis le bas de la falaise. Mais il a acquis ce pouvoir de prescience qui lui permet d'émuler la texture même de la roche, d'anticiper comment son corps s'y articulera. Le débutant, lui, est aveugle - non par déficit perceptif, mais parce que ces éléments ne font pas encore sens pour lui. Il n'est pas encore en mesure de les extraire, de les voir. Ces affordances ne sont pas encore disponibles à la relation. **Une cécité paradoxale** Cette cécité perceptive du débutant rappelle étrangement un phénomène neurologique fascinant : la vision aveugle (blindsight). Des patients qui malgré des lésions du cortex visuel primaire (V1), parviennent à éviter des obstacles, à suivre des trajectoires mobiles, à discriminer des directions dans leur hémichamp "aveugle" - tout en affirmant sincèrement ne rien voir. Comment est-ce possible ? Leur colliculus supérieur (structure sous-corticale ancienne) continue de capter des affordances motrices directes - trajectoires évitables, mouvements à suivre - via une voie qui contourne le cortex visuel conscient et projette directement vers l'aire MT (mouvement). Le système capte des invariants écologiques sans que cela n'accède au "théâtre de la conscience". GY ne "voit" pas, mais son corps agit avec précision.[](https://www.lemonde.fr/blog/realitesbiomedicales/tag/blindsight/) Le grimpeur débutant partage cette structure paradoxale : - Les affordances sont physiquement présentes (micro-prises, textures, points de repos). - Son système sensori-moteur pourrait théoriquement les capter Mais elles ne sont pas encore disponibles à sa conscience incarnée. Il grimpe "en aveugle", s'agrippant aux évidences grossières, manquant la finesse du dialogue avec la roche Non pas parce que ses yeux ou ses mains sont défaillants, mais parce que ces dimensions n'ont pas encore émergé dans son Umwelt. Ce qui manque, ce n'est pas l'information (elle est là, dans l'environnement) - c'est le couplage qui rendrait cette information pertinente, actionnable, vivante. L'expert, a développé ce que nous pourrions appeler une prescience motrice : Son corps apprend à lire la roche - non pas en extrayant des informations cachées, mais en développant une sensibilité à des dimensions relationnelles qui émergent de la pratique. Bernstein l'avait montré : face à la redondance des degrés de liberté (infinité de façons de coordonner les articulations), l'expert ne "contrôle" pas tout - il stabilise des invariants fonctionnels qui émergent de l'exploration. De même, l'expert grimpeur ne "voit" pas plus d'informations objectives - il habite un Umwelt enrichi où la roche parle un langage que son corps a appris à entendre ou lire. **Apprendre = enrichir son Umwelt** - faire émerger de nouvelles pertinences par la reconnaissance d'invariants relationnels. **Mais reconnaître des invariants ne suffit pas.** Il faut encore que ces invariants deviennent **fiables** - c'est-à-dire que le système sensori-moteur leur **fasse confiance**. Comment se cultive cette confiance ? C'est ce que nous explorerons dans la Partie 2. → **[[Cultiver la confiance|Apprendre comme accordage - Partie 2 : Cultiver la confiance]]**" ---